Les eaux qui montent
Les barrières sont rompues, tout déborde : c'est la dynastie des eaux qui montent, le royaume de l'humidité douteuse, des suintements, des abcès, des vomissements, les individualités se dissolvent, les corps en sueur fondent dans les murs, des cris infinis hurlent à travers les doigts qui les étouffent.
Michel Foucault, la pensée du dehors
(- J'lis des livres, j'comprends rien, mais c'est trop beau !
- Ca fait pas un peu blonde non ?
- Euh ... si un peu ...)
***
La tristesse arrive doucement, on la sent venir et on ne peut pas faire grand chose, elle ne demande la permission à personne, elle s'installe et elle fait comme chez elle, aspirant toute notre énergie, s'emparant de tous nos sourires, comme une voleuse.
Ca a surtout commencé dimanche.
J'étais fatiguée de m'occuper de mon frère, alors je l'ai emmené manger chez ma grand-mère, mon père était là aussi.
C'était la première fois qu'il les rencontrait.
Je ne savais pas bien comment ça allait se passer, mais je ne pensais pas que mon père serait aussi dur avec mon frère de 10 ans.
Le ton a commencé à monter un peu avant les desserts, pendant que ma grand-mère répétait frénétiquement "hou qu'il est mignon ce petit blond !", et puis ça a continué dans le jardin, mais c'est surtout dans la voiture qu'on a fait monté les décibels, et plus tard dans la nuit, on a continué de s'envoyer des mots par texto parce que je bouillonnais de colère, impossible de me calmer, impossible de dormir.
Dans la voiture, mon petit blond nous écoutait sans rien dire, et il m'a pris la main.
J'étais complètement chamboulée, coupée en deux entre mon amour pour mon père et mon amour pour mon frère, m'énervant, puis riant, ne sachant plus quoi dire, qui je devais rassurer entre ce père qui s'inquiète pour moi et qui n'a aucun tact ou cet enfant qui entend des choses cruelles et qui n'a pas à subir les humeurs de MON père (c'est mon demi-frère hein).
Et moi qui voulait un moment de détente ...
Mon père est loin d'être reposant, plus le temps passe et plus je m'en rends compte.
Il est buté et refuse de comprendre, il pense de travers et ne veut pas admettre quand il se trompe.
Je ne peux pas compter lui, je n'ai jamais vraiment pu compter sur lui.
Ca m'a rendu triste.
***
Lundi.
6h.
J'ai ouvert la porte de ma chambre, sans bruit.
Mon petit frère blond dormait, la bouche ouverte, le corps à moitié sous la couverture.
Je le regarde quelques secondes sans bouger, et je me rappelle alors pourquoi je suis debout si tôt.
"Vous les aimez 24h sur 24 vos petits frères, ils le savent, ne vous inquiétez pas".
Je le réveille doucement en murmurant son prénom, il ouvre les yeux en sursaut, me demande quelle heure il est, si on est en retard, non mon ange tout va bien, tu veux du lait chaud avec des céréales ? Il fait oui de la tête et ça m'emplit de joie, je sautille jusqu'au frigo pour prendre une bouteille de lait.
7h15.
On est à la gare, il est fatigué, j'ai peur d'affronter ma mère, je me demande si je suis capable de lui parler, de la regarder sans colère ou sans crainte. Un an qu'on ne se voit plus du tout.
De loin je vois une femme qui lui ressemble, mon coeur s'est emballé vitesse TGV.
Je déclare que non, je ne pourrai pas.
7h20.
J'explique à mon petit frère blond qu'il va attendre devant la voie K, comme son prénom, et que maman va arriver, je lui ai envoyé un texto pour lui dire, moi je vais rester cachée un peu à côté et quand je vois qu'elle t'a bien vu, je m'en vais, d'accord ?
Il est d'accord, il ne cherche pas à changer mes plans, c'est étrange cette nouvelle docilité, et je m'en veux de lui imposer tout ça.
7h45.
Mon petit frère roux -celui de 14 ans- est là, mais pas ma mère.
Mon petit frère blond me fait au revoir de la main, je lui envoie des bisous, j'en fais aussi à mon petit frère roux qui me répond aussitôt sans oser s'approcher, j'ai envie de l'embrasser réellement mais j'ai trop peur parce que je ne sais pas où elle est, et je trouve ça dingue, je trouve ça dingue de ne pas réussir à dépasser cette peur, je me sens faible.
"Vous les aimez 24h sur 24 vos petits frères, ils le savent, ne vous inquiétez pas".
Je fais un demi-tour sur moi-même et je retourne au métro.
Je suis contente qu'ils partent en colo, j'ai réussi, il est parti sans fièvre et avec un peu plus d'appétit, mais surtout il est parti et ça va lui faire du bien.
8h30.
Je m'allonge dans mon lit, là où il a passé ses 3 dernières nuits.
Etrange vide.
Je m'endors.
***
Le lendemain je suis allée voir mon psy.
C'était la dernière séance avant les vacances.
- Je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit, mais je ne serai pas là l'an prochain, je serai dans une autre université ... Il y a plusieurs solutions possibles, vous pouvez venir me voir en libéral mais ça n'est pas gratuit, ou bien je peux essayer de vous faire venir dans l'autre fac je ne sais pas encore si j'ai le droit, ou bien je peux vous diriger vers quelqu'un d'autre ... Je vais vous donner mon adresse mail ... (il se met à écrire sur une petite feuille) ... Vous ne dites rien ?
Je reste immobile sans briser le silence, impossible de parler. Il lève les yeux.
- Non ?
Je regarde à terre, je souris, je fais "non" en haussant les épaules.
- Pourquoi ?
Je bredouille que j'ai peur - peur de quoi ? - peur de ne plus pouvoir parler, je ne sais pas, peur que ça change, si vous n'êtes plus là, je ne sais pas ...
Et mes yeux se remplissent de larmes.
Il me sourit. Me rassure. On va se revoir, il me donne la petite feuille avec l'adresse mail.
- Je suis désolée, je suis trop émotive
- Mais non, pourquoi "trop" ?
Je sors de son bureau, rapidement.
Et je pense. Je pense que j'ai peur oui c'est vrai, mais que je suis triste aussi, je ne veux pas changer de psy, je ne veux pas d'un inconnu, parce qu'il va me falloir du temps pour réussir à me confier à nouveau, m'ouvrir, apprendre à laisser couler mes larmes, apprendre à parler, et je repense à ce que je lui ai dit, à ces choses que je n'ai jamais confiées à personne, à tout le bien qu'il m'a fait en un an et demi, à toute cette maturation intérieure qui me permet de me construire sur des bases solides, toutes ces prises de conscience douloureuses qui m'ont finalement rendues plus forte, et grâce à lui je vais mieux, oui il me rend heureuse, je ne veux pas que ça s'arrête, je ne suis pas prête, "je ne veux pas qu'il m'abandonne", et j'ai peur d'en faire trop soudain, j'ai toujours en moi cette foutue peur d'être abandonnée (merci papa maman), alors je ravale mes larmes, je voudrais être forte, "ça va aller Aphone, ça va aller, c'est pas la mort, il ne t'abandonne pas", et je rentre chez moi, fébrile, la petite feuille avec l'adresse mail toujours dans la main.
***
Le soir, ma coloc Corse est venue toquer à la porte de ma chambre : elle s'en va demain matin, en Corse, elle revient en septembre, d'ici là on garde contact, y'a Fbook et les textos hein, et puis je pourrais faire plein de musique aussi fort que j'veux maintenant c'est chouette pas vrai, et puis moi aussi je pars bientôt alors j'aurais même pas le temps de m'apercevoir de son absence, je vais voir comme ça passe vite l'été.
Je souris, je dis "bouh, tu pars deux mois ??", et je suis la première étonnée de m'entendre dire ça, parce qu'elle est chiante ma coloc Corse, elle est vraiment chiante et je devrais sauter au plafond de joie, parce qu'elle est chiante à me faire la météo chaque jour, à toujours se plaindre qu'il fait trop chaud ou trop froid, à être tout le temps (faussement) malade, à râler quand les voisins font du bruit (hein, quel bruit ?), à toujours critiquer ceci ou celà, et à passer une heure dans la salle de bain alors qu'elle a même pas de copain, pas un mec depuis qu'elle est ici, une vraie nonne, et puis elle est toujours là à me dire que ça n'est pas bien de boire du thé à 23h parce qu'après je vais pas dormir (mais je m'endors pas à minuit moi !), toujours à me faire la morale, et puis pas funky du tout, pas le genre à hurler en soutif sur le comptoir du bar, pas le genre à aimer sortir faire la fête parce que "c'est trop bruyant", mais plutôt le genre à n'avoir qu'un seul but dans la vie : faire un beau mariage et de beaux enfants (tout cela en restant chaque soir dans sa chambre à regarder des films en streaming sur internet).
Et pourtant.
Elle ... enfin ... j'y suis habituée à sa présence du coup ... à son caractère, au bruit de ses pas (bruyants) dans l'appartement ... à ses discussions téléphoniques de 2h par jour avec sa mère ... A son bordel de produits de beauté dans la salle de bain ...
Et le lendemain midi, quand je me suis réveillée, j'ai vu sa chambre vide, et j'ai pleuré.
(Euh je serais pas un peu trop à fleur de peau là ?)
***
Et j'ai pleuré longtemps, parce qu'il n'y avait personne pour me voir, personne devant qui je me serais forcée à cacher ma tristesse, et ça a été de pire en pire, le nez plein de chagrin et les sanglots bruyants, je me suis sentie seule, terriblement seule, sans frères, sans mère, sans père, sans psy, sans coloc, sans prof, sans dessinateur (parti en vacances), et avec aucune certitude devant moi, seulement des peut-êtres, "peut-être que le prof va répondre attend encore un peu", "peut-être que vos frères seront placés l'an prochain rien de sûr", peut-être peut-être peut-être, marre des peut-êtres, marre de mon impuissance, marre de manger frénétiquement dès que je me sens triste, alors j'ai vomi, et j'ai eu mal au ventre, et j'ai pleuré plus fort, et ça n'en finissait plus.
***
"Mon
petit chaton perdu que fais-tu ? Tu veux qu'on se retrouve ? Je peux
dormir chez toi si tu veux, je suis là"
"Il faut que tu sortes de chez toi sinon tu te manges de l'intérieur"
"Je suis là dans 30 minutes"
"Hey ! Si ca te dit on peut aller manger un morceau ensemble ce soir, toutes les deux, ou avec N., comme tu veux. Tiens moi au courant. En tout cas je ne veux pas te voir toute seule enfermée dans ta chambre ce soir ! Bisous"
"J'ai hâte qu'on s'voie ce soir ! On se retrouve à quelle heure ?"
"Aphone, ça va pas ? Tu viens quand tu veux, t'inquiète pas, c'est pas grave si t'es triste, au contraire"
***
Alors je me suis secouée. Je me suis habillée, j'ai marché, j'ai zoné allongée dans l'herbe en regardant les feuilles d'arbres qui découpaient le ciel, j'ai pleuré encore, j'ai été réconfortée par un ami, j'ai cessé de pleurer.
Et je suis allée fêter comme il se doit les 23 ans de ma cop musicienne.
J'ai chanté (beaucoup beaucoup), j'ai hurlé, j'ai dansé, j'ai fait rire les gens, j'ai bu, j'ai titubé, j'ai embrassé un mec qui avait un prénom bizarre en lui répétant 100 fois que j'avais besoin d'amouuuuuuuuuuuuuuuur (hum il a pris le dernier RER du coup), j'ai fumé des cigarettes et j'ai ri beaucoup.
Et je me suis couchée à 6h30 du matin.
***
10h.
Grosse migraine.
Pfffffffffff.
Je prends un médoc.
13h.
Grosse migraine toujours là.
Je reprends un médoc.
J'ai maaaaaaaaaaal !
15h.
J'agonise.
16h.
Je traverse l'appartement en me tenant la tête entre les deux mains.
Me faire couler un bain, ouai bonne idée.
16h15.
Je me glisse dans l'eau tiède.
En apnée, la tête plongée dans l'eau et le silence, beaucoup de silence, et seulement le bruit de mon coeur qui bat fort, rien d'autre, personne d'autre, ne plus respirer, noyer toutes les peurs, tous les peut-êtres, noyer la tristesse et ne garder que ce qui va bien, prendre une nouvelle bouffée d'air, un second souffle, un nouveau départ.
Je sens la tristesse qui me quitte doucement, les envies qui reviennent, la force et l'énergie surtout, parce que j'ai plein de projet en attente, apprendre à jouer du piano par exemple, écrire un livre pour voir, faire des choses qui me paraissent trop difficiles, parce que j'ai envie de repousser mes limites, j'ai envie de me dépasser, je ne veux pas me complaire dans l'auto-compassion, j'veux des défis, j'suis cap, j'suis cap d'escalader le plus haut rocher de la plus haute montagne, même si ça fait peur, j'veux aller au bout de ce que j'aime, pas pour cajoler mon amour-propre non ça j'm'en fous, mais pour être heureuse, faire ce que j'aime, ne plus avoir peur, me défaire du passé, être libre.
17h30.
Je sors du bain, guérie.
***
Mardi prochain je pars à Rome avec ma pote de cours.
On va parler ritalo et marcher dans les rues de la capitale.
Et je crois que ça va me faire beaucoup de bien.
Voui.
=)
(J'm'excuse de ne pas écrire des choses très gaies, je me rattraperai c'est promis)