Les contours flous
J'ai des pannes d'écriture quand tout ce que je regarde devient flou, quand les contours de ma vie se font troubles, quand les mots volent trop rapidement dans ma tête pour pouvoir se poser sagement sur l'écran blanc.
Parmi les certitudes, je sais que j'attends un mail, oui c'est certain, j'attends un mail de mon prof, des mots qui n'arrivent pas et ça me fait mal, un peu, alors je loose dans les parcs, allongée sur l'herbe les yeux vers le ciel, j'essaye de me convaincre que je ne suis pas triste, mais c'est drôlement fatigant, il faut attendre c'est un mauvais moment à passer, oui mais un mauvais moment avant quoi ? Y'aura quoi après, j'en sais rien, alors je regarde les têtes blondes qui s'amusent près du toboggan, ils ont les yeux grands ouverts, c'est beau d'être autant perturbé par quelques bulles de savon sorti d'un cercle en plastique, et courir après pour essayer de les toucher avant qu'elles ne disparaissent, moi j'cours après des garçons inaccessibles alors hein j'me demande, qui c'est le plus gagnant ? Oh oui je dis n'importe quoi.
Ce soir j'ai laissé ma chambre à mon petit frère, il dort, il ronfle même, parce qu'il a une grippe, c'est pour ça qu'il est ici d'ailleurs, parce qu'il parait qu'il est mieux avec moi qu'avec sa mère, alors j'suis allée le chercher, je l'ai porté sur mon dos (même dans l'ascenseur), j'lui ai fait couler un bain tiède, j'ai lutté pour lui faire prendre ses médicaments et puis pour le faire manger, parce qu'il mange pas mon petit blond, il est tout maigre, - moi aussi quand je vivais avec ma mère, j'étais toute maigre, on voyait mes os et on me traitait de moineau, mais c'est normal, ma mère elle a jamais faim, c'est peut-être pour ça que j'aime les corps fins, parce qu'on aime ce qui nous est familier, je ne sais pas, on s'en fout - après on a regardé un dessin animé, il était sage, il est de plus en plus sage, si vous l'aviez connu avant, une vraie terreur, toujours à me mettre des coups et à m'arracher des mèches de cheveux, on se battait souvent par terre sur la moquette, aujourd'hui c'est fini, il flippe dès qu'on se tient plus la main, même si c'est dégueulasse parce qu'on transpire des mains berk, et j'devrais être heureuse qu'il soit devenu si doux, mais non, j'aimais son énergie, il était plein de vie lui au moins, il se laissait pas faire, même pas par maman, et ça me faisait sourire quand il lui hurlait dessus, parce qu'il avait bien raison de crier plus fort qu'elle, moi j'ai jamais su le faire et tu vois comme je regrette, j'suis qu'une peureuse qui n'a jamais su se mettre en colère, c'est pénible à la fin.
Suis-je obligée de toujours parler d'elle ? L'autre jour je disais "en fait, j'suis en rupture avec ma mère : au début je l'aimais alors je la protégeais, personne n'avait le droit de dire du mal d'elle, même pas moi, ensuite j'ai ouvert les yeux et je l'ai hais, je l'ai hais hyper fort, surtout dans mes rêves où j'arrivais jamais à la tuer ça me mettait de mauvais poil pour la journée, et puis maintenant je commence à m'en foutre, c'est chouette, elle ne me fait presque plus rien", mais l'autre jour j'étais devant mon nouveau synthé, j'avais trouvé une suite d'accords qui me plaisait bien, et j'ai commencé à poser des mots dessus, des mots pour ma mère, c'est venu tout seul j'ai rien pu faire, ça me mettait des larmes aux yeux et des trémolos dans la voix, j'ai posé tout ça sur une feuille de papier et j'suis restée là un moment, je venais d'écrire une chanson, pour la première fois de ma vie, et elle était pour ma mère - c'était flippant, comme si j'avais accouché d'un monstre à 3 têtes - alors bon, merde à la fin.
L'écriture, ça fait ressurgir nos émotions profondes, et moi ça m'arrange pas trop cette histoire, mes émotions profondes sont souvent glauques, je m'auto-censure pas mal, alors je me demande : est-ce que je suis sincère quand j'écris ? je n'aime pas écrire mes colères, mes larmes, mes peurs, non je rassemble le tout, je respire, j'attends un peu, je fais un pas en arrière et je décide de mettre des sourires par-ci et des rires par-là, j'aime mettre des couleurs là où c'est sombre, oui je romance, et peut-être que c'est mentir, peut-être que mon être de papier est plus joyeux que moi, mais si je n'avais pas les mots pour embellir la réalité, je crois que ça serait moins drôle, je ne sais pas si j'arriverais à être heureuse.
Oui je suis heureuse, même si parfois non. Je passe en 3ème année, j'ai des amis d'enfer, un nouveau synthé et plein de livres à dévorer, j'ai même du temps devant moi, du temps pour écrire, pour essayer de me dépasser, de voir jusqu'où je peux aller, même si c'est difficile, même si je doute, c'est comme si j'avais de plus en plus de force et que rien ne pouvait plus m'arrêter. Parfois je m'en demande un peu trop, et j'tombe de fatigue. Là ça serait bien que je m'autorise à dormir, parce que je suis à dix milles kilomètres d'écrire ce que j'avais envie d'écrire, et qu'il fait trop chaud, et que mon p'tit blond va se sentir bien seul demain matin si je fais la morte-endormie loin de lui. La vérité c'est que j'ai peur de demain, j'me sens pas assez forte quand il s'agit d'affronter des grippes et des grands yeux tristes, j'voudrais bien des pouvoirs magiques, un copain-dragon-tueur-de-méchante-maman.
En ce moment je rencontre beaucoup de garçons - enfin ce sont eux qui me rencontrent - ils veulent me revoir, aller boire des verres, ce genre de choses, et moi je m'en fous, j'veux qu'on me laisse tranquille. Dire qu'avant je tenais pas en place 5 minutes, fallait toujours que j'ai la bouche collée à celle d'un autre, me sentir exister dans les yeux de quelqu'un, tu parles d'un changement radical. La seule chose que j'espère vraiment, c'est des mots de lui, ou juste un regard, comme l'autre jour devant la fac -c'était un mercredi-, et après je planerais encore pendant des heures, j'en demande pas beaucoup plus, j'm'en fous de ne plus faire l'amour, au contraire, ça m'repose. Je crois que je suis capable d'aimer sincèrement à présent, capable d'attendre avant de tomber amoureuse, capable d'aimer quelqu'un pour ce qu'il est dedans. Après tout, maintenant que j'ai rompu avec ma mère, ça devrait être plus facile.
Petit frère part lundi. Peut-être qu'il me laissera sa grippe, mais c'est pas grave, du moment qu'il part guéri. Il dit "pourquoi c'est toujours une photo de moi que tu as dans ton téléphone ?", et c'est pas mon genre de répondre "c'est pour te voir chaque jour, quand tu n'es pas là". Même si c'est vrai. J'ai mal au coeur. Il faut dormir.
